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Comment le succès des paris sportifs peut-il inspirer les concepteurs de produits d’épargne ?

Sur un continent durement frappé par le chômage, les paris sportifs sont devenus une activité à part entière pour des millions de jeunes en Afrique subsaharienne. Selon GeoPoll, le Kenya a la plus haute proportion de jeunes jouant régulièrement. En dépit des risques, le jeu y est perçu comme une occupation ludique, source de revenus rapides. Trois quarts des joueurs kényans parient sur des matchs de foot à partir du téléphone, en utilisant leur compte de paiement mobile pour miser et récupérer leurs gains. Le cas kényan illustre l’envergure du phénomène à l’échelle de l’Afrique sub-saharienne, où le marché global des jeux d’argent pourrait représenter 635 milliards de dollars en 2022. La tendance touche aussi des pays comme l’Ouganda, la RDC, le Nigéria, l’Afrique du Sud et la Côte d’Ivoire, où les maisons de paris sportifs attirent des populations qui fréquentaient autrefois les fameux PMU et leurs courses de chevaux.   

Comment le succès des paris sportifs peut-il inspirer les concepteurs de produits d’épargne ?

Par Maxime Weigert et Elizabeth Berthe
Contributeurs : Bocar Anne, Zalisa Diallo, Cheikh Ndiaye et Zeituna Mustafa Abdi
Mai 2019

Sur un continent durement frappé par le chômage, les paris sportifs sont devenus une activité à part entière pour des millions de jeunes en Afrique subsaharienne. Selon GeoPoll, le Kenya a la plus haute proportion de jeunes jouant régulièrement. En dépit des risques, le jeu y est perçu comme une occupation ludique, source de revenus rapides. Trois quarts des joueurs kényans parient sur des matchs de foot à partir du téléphone, en utilisant leur compte de paiement mobile pour miser et récupérer leurs gains. Le cas kényan illustre l’envergure du phénomène à l’échelle de l’Afrique sub-saharienne, où le marché global des jeux d’argent pourrait représenter 635 milliards de dollars en 2022. La tendance touche aussi des pays comme l’Ouganda, la RDC, le Nigéria, l’Afrique du Sud et la Côte d’Ivoire, où les maisons de paris sportifs attirent des populations qui fréquentaient autrefois les fameux PMU et leurs courses de chevaux.      

Avec un marketing agressif centré sur la promesse de l’argent facilement gagné, les jeunes sont aisément entraînés dans la voie du jeu. Malgré un taux de chômage avoisinant 40%, ils réussissent, souvent quotidiennement, à trouver des petites sommes d’argent qu’ils dépensent dans des paris sportifs où 1 dollar misé peut en rapporter 500. Une étude sur les crédits en ligne au Kenya a montré qu’environ 3% de ceux qui empruntent citent les paris sportifs parmi les raisons qui les poussent à s’endetter. Les personnes qui font des emprunts en ligne sont deux fois plus nombreux à avoir déjà parié en ligne que ceux qui empruntent hors ligne. En clair, il existe une corrélation directe entre la pratique du jeu et la maîtrise des technologies de mobilisation et de gestion de l’argent.    

Pendant un mois, MicroSave Consulting (MSC) a suivi quatre jeunes hommes à Dakar, au Sénégal, et à Nairobi, au Kenya, pour étudier leur comportement en matière de paris sportifs en ligne. L’objectif de cette recherche comparative était de déceler certaines des logiques sociales et individuelles qui motivent cette pratique en pleine expansion, et qui pourraient être sollicitées dans la conception de produits d’épargne ciblant les jeunes. Les profils sélectionnés ont été choisi au sein de la population type des joueurs en Afrique, à savoir des individus de sexe masculin âgé de 20 à 30 ans.  

Une histoire de parieurs

Les enquêtes réalisées à Dakar et à Nairobi ont permis d’isoler différents profils de joueurs. Au Sénégal, deux profils-type ont émergé : un gagnant, prénommé Babacar, et un perdant, prénommé Ibrahim.

Babacar est un jeune homme de 28 ans qui joue en ligne depuis plus d’une année, principalement sur les plateformes Parifoot et 1XBET. Il utilise son compte Orange Money pour miser. Il joue par plaisir et parce qu’il recherche une source de revenu complémentaire à son salaire. Avec ses gains, il s’achète des vêtements, des équipements électroniques ou rembourse ses dettes, mais il se refuse à les investir, car l’islam, religion majoritaire au Sénégal, l’interdit. Pour lui, le jeu est plus intéressant  que les produits d’épargne, car le gain est immédiat.

Ibrahim est un jeune homme de 26 ans qui joue depuis moins d’un an. Il fait partie des 70% de parieurs qui ne gagnent pas et emprunte de l’argent à sa famille pour jouer. Il fréquente les plateformes Parifoot et 1XBET et mise depuis son compte Orange Money. Il est déçu lorsqu’il perd mais il reste convaincu qu’il gagnera un jour de quoi  financer ses études, ce qui est sa principale motivation. Il déclare d’ailleurs que la seule raison qui le pousserait à arrêter serait de parvenir à cet objectif par un autre moyen. Conscient que les jeux d’argent sont formellement interdits par la religion, il se dit prêt à remplacer les paris en ligne par des placements sur des produits d’épargne.

Au Kenya, l’enquête a permis de suivre Kauzi et Ousseynou. Kauzi épargne régulièrement de l’argent à la banque et s’autorise parfois à faire un emprunt en ligne pour parier, lorsqu’il est « sûr de gagner ». Il affirme qu’il mettrait plus d’argent de côté s’il trouvait autant de plaisir à épargner qu’à jouer. Ousseynou, quant à lui, joue et n’épargne pas. Il reconnaît qu’il aurait pu mettre en banque tout ce qu’il a misé depuis qu’il joue, mais il est alléché par la possibilité gagner en un jour plus que ce que des intérêts bancaires lui feraient gagner en un an.   

Kauzi et Ousseynou empruntent tous les deux de l’argent à des proches pour parier, mais sans leur dire la raison de peur que ceux-ci refusent de le leur prêter. Parfois, ils misent de l’argent en avance sur leur salaire,, mais ils ressentent alors une forte pression à l’idée de devoir le rembourser s’ils perdent. A cause du jeu, Ousseynou a déjà été obligé de vendre des affaires personnelles, et Kauzi a dû travailler de longues heures supplémentaires pour rembourser son patron ou payer son loyer.    

Facteurs d’inclination au jeu

Cet échantillon de joueurs a permis d’identifier des traits communs dans la manière dont ces jeunes envisagent le jeu. Le premier facteur d’inclination réside dans la dimension ludique associée à la pratique des paris. Cette démarche récréative s’accompagne de dynamiques émotionnelles variées, en fonction de la psychologie des joueurs et de leur chance au jeu. Dans certains cas, la frustration peut engendrer des ressentiments chez les perdants, augmentant les risques liés à l’addiction au jeu, tels que le surendettement, la délinquance et les ruptures familiales.  

Un deuxième facteur constant de motivation est la recherche du gain financier, dans un contexte de désœuvrement et de chômage massif où le devoir de solidarité familiale demeure une norme sociale vivace. Beaucoup de jeunes parieurs sont des étudiants aux revenus faibles et aux dépenses croissantes, et qui espèrent obtenir par  le jeu l’argent nécessaire pour répondre aux besoins immédiats ou mener à bien leur projet de vie.

Un puissant vecteur d’expansion du jeu réside dans les dynamiques d’imitation sociale. Le processus d’adoption débute généralement avec la présence, dans l’entourage familial ou amical, d’un utilisateur des plateformes de paris en ligne qui en loue la facilité d’usage, la discrétion et l’attractivité des gains potentiels. Dans un cercle élargi, la prolifération des informations sur les plateformes de jeux et les médias sociaux tels que Facebook, Twitter et WhatsApp, contribue à l’expansion de la pratique. Cette publicité, diffusée spontanément par les joueurs ou intentionnellement par les opérateurs, influence les parieurs dans leur prise de décision, d’autant que l’enjeu porte généralement sur le football, un sport populaire en Afrique, pour lequel les parieurs peuvent prétendre faire valoir leur « connaissance » des championnats.

Enfin, ces dynamiques de diffusion sont étayées par les stratégies de développement des sites en ligne, notamment par l’intégration des solutions de téléphonie, de paiement et d’Internet mobiles. Ce mode de commercialisation séduit les jeunes Africains, qui manient facilement ce système, ont confiance dans sa sécurité et apprécient sa discrétion. Par ailleurs, les opérateurs s’appuient sur ces technologies pour fournir aux parieurs des informations relatives aux statistiques de jeu, aux cotes, aux gains et pertes potentiels, etc.

Leçons pour les produits d’épargne

Le succès des jeux en Afrique est une préoccupation car ils comportent des risques sanitaires liés aux addictions et qu’ils canalisent, dans une activité propice aux pertes, des flux financiers considérables qui pourraient produire d’importants effets de développement s’ils étaient employés autrement. A cet égard, l’un des points saillants de l’enquête est qu’un grand nombre de parieurs ignore l’existence des services financiers alternatifs. Ceux-ci, contrairement aux jeux, ne bénéficient d’aucune popularité et leur proposition de valeur, qui manque de support tangible, n’est pas relayée dans les réseaux sociaux. Pourtant, dans la mesure où ils donnent également accès à des revenus complémentaires, ils présentent certainement un potentiel de développement, qui consisterait à rediriger vers l’épargne une partie des fonds investis dans les jeux.  

Un moyen de réaliser ce potentiel serait de s’inspirer des recettes appliquées par les sites de paris sportifs pour la conception de produit d’épargne et de crédit, en cherchant à susciter une dynamique d’adhésion similaire. L’une des innovations possibles consisterait à réactualiser à l’ère du numérique le système collectif d’épargne de la tontine, sous la forme d’un produit financier où chaque semaine, un jackpot serait attribué à l’un des souscripteurs. Dans un esprit comparable, le jeu Long Game, qui est une application de finances personnelles, propose de récompenser ses utilisateurs qui ont mis de l’argent de côté dans un compte en leur permettant de participer à des jeux de hasard ou ils pourraient potentiellement gagner de l’argent pour gonfler leur réserve.

Les pouvoirs publics ont également un rôle primordial à jouer, qui consiste d’une part à promouvoir l’épargne parmi les populations, en les sensibilisant à son utilité individuelle et collective, et, d’autre part, à contrôler le secteur des jeux d’argent, au motif que cette activité est susceptible d’engendrer des problèmes de santé publique. Parmi les options possibles, les autorités pourraient établir des réglementations limitant le marketing prédateur pratiqué par certains opérateurs, et instaurer des taxes sur les gains des joueurs, pour réduire l’attractivité des produits.  

Pour les jeunes Africains, les paris en ligne représentent à la fois un divertissement et une promesse de revenus complémentaire. Leur essor reflète un véritable succès populaire et s’explique par la facilité et la fiabilité d’usage offertes par les plateformes de jeu. Dans des pays où les jeunes disposent d’une faible éducation financière, les produits d’épargnes proposés par les banques ne parviennent pas à concurrencer les jeux, car ils ne sont pas adaptés aux attentes, aux pratiques et aux comportements de cette clientèle nouvelle. Celle-ci recèle pourtant un important potentiel, qui pourrait être exploité en concevant des produits financiers qui reproduiraient à leur avantage les logiques d’adoption qui font le succès des jeux en ligne. Plusieurs principes d’action ont pu être identifiés en étudiant le profil des utilisateurs : la dimension ludique et le goût du jeu, l’attrait du gain immédiat et tangible, la simplicité et l’intuitivité des technologies d’usage et le sentiment de pouvoir progresser en capacités. Si par ailleurs l’on tient compte des aspects éthiques liés à l’usage de l’argent en Afrique, on dispose de précieuses pistes de réflexion pour l’élaboration de produits d’épargne attractifs.

 

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