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Le projet pilote M-PESA de Safaricom

L’un des facteurs de succès les moins reconnus de M-PESA, le produit phare de Safaricom, est l’essai pilote minutieux qui s’est déroulé sur une période de dix-huit mois avant le lancement commercial de M-PESA en 2007. Ce blog souligne les leçons tirées de cet essai pilote.

 

 Le projet pilote M-PESA de Safaricom

David Cracknell, mai 2015

Le succès de M-PESA s’explique par de nombreux facteurs, notamment le fait que Safaricom détenait une position dominante sur le marché kenyan de la téléphonie mobile, qu’il s’agissait déjà d’une marque de confiance bien connue, que le régulateur a permis à un opérateur de réseau mobile au Kenya d’offrir des services financiers digitaux et que le Kenya avait déjà un niveau élevé d’alphabétisation et de couverture mobile.

Safaricom a innové en s’appuyant sur les mécanismes de gestion de banque à distance et a rapidement tissé des liens avec le secteur bancaire pour faciliter la gestion du fonds de caisse. En effet, on a déjà beaucoup écrit sur les conditions ayant permis le succès de Safaricom, et on pourrait en écrire davantage[1]. Cependant, l’un des facteurs de succès les moins reconnus a été l’essai pilote minutieux du produit M-PESA. Cela s’est déroulé sur une période de dix-huit mois avant le lancement commercial de M-PESA en 2007.

L’essai pilote dans le cadre de services financiers n’a pas la même signification pour tout le monde. Il est donc important de faire la différence entre un essai pilote d’un point de vue technique ou systémique et un essai pilote opérationnel. Un test des systèmes est utilisé pour s’assurer que tous les systèmes sont opérationnels et fonctionnent comme prévu. Un essai pilote interne limité fait appel à des membres du personnel pour tester la fonctionnalité du produit à un faible niveau d’utilisation. Dans le cadre d’un essai pilote opérationnel d’une durée limitée, le produit est testé auprès de clients réels, dans une zone géographique définie.

Contrairement à certaines perceptions, M-PESA n’était pas le premier produit de paiement mobile. Il existait déjà d’autres produits d’opérateurs aux Philippines et en Zambie depuis des années et qui, à l’époque, étaient considérés comme ayant réussi. Safaricom aurait pu simplement copier Celpay en Zambie, ou Smart ou G-Cash aux Philippines. Il ne l’a pas fait. Au lieu de cela, il a choisi de développer un produit opérant au sein d’une institution de microfinance, Faulu Kenya. L’intention était de permettre à l’institution de microfinance d’accepter des remboursements de prêts par le biais de paiements mobiles. L’essai pilote a eu lieu à Mathare, un bidonville de Nairobi, et à Thika, une ville située à 50 km au nord de la capitale.

Lors de l’élaboration de ses systèmes, Safaricom a effectué des tests internes auprès du personnel pour vérifier les systèmes et la technologie, puis des tests avec un petit nombre d’opérateurs du marché à Nairobi pour tester l’interface et les modèles d’utilisation. Cependant, un essai pilote plus long a été mis en place pour étudier soigneusement les problèmes opérationnels, telles que l’adoption – ce produit pourrait-il être utilisé par les personnes ayant un niveau d’éducation et d’alphabétisation relativement faible – comme c’était plus souvent le cas  à Mathare ? Dans le cadre de l’essai pilote, Safaricom a fourni des modèles de telephones simples à des groupes sélectionnés de clients de Faulu Kenya. Les équipes de Faulu Kenya, de Safaricom et de MicroSave (aujourd’hui MSC) ont enseigné aux membres du groupe comment utiliser M-PESA et, dans de nombreux cas, comment utiliser leurs nouveaux téléphones. Le travail était lent mais important. L’essai pilote a révélé l’importance des éléments suivants :

  1. La simplicité : les utilisateurs avaient besoin de menus très simples sur leur téléphone. Les menus ont été simplifiés et testés à nouveau.
  2. Le materiel de communication : l’utilisation du produit a été expliquée aux clients de Faulu à l’aide d’images simplifiées.
  3. Le modèle du telephone : le produit devait marcher avec les modèles de telephones disponibles les plus simples pour pouvoir atteindre le marché de masse.

Le test s’est poursuivi. L’équipe de Safaricom s’est ensuite tourné vers des agents de développement par l’intermédiaire desquels les clients de Mathare ou de Thika pouvaient ajouter de la valeur à leur produit. Un nombre limité d’agents ont été sélectionnés. On a constaté que les agents étaient très importants pour expliquer le produit aux clients, mais qu’ils avaient aussi besoin d’aide. Une ligne d’assistance téléphonique a été créée, et une liste de questions fréquemment posées a été élaborée et testée, ce qui a permis de tirer les leçons suivantes :

Soutien aux agents

Les agents ont besoin d’une formation et d’un soutien attentifs pour être efficaces. Il faut les encourager à faire partie du mécanisme de communication avec les utilisateurs actuels et potentiels.

Safaricom a soigneusement étudié les données de l’essai pilote. Des transactions inhabituelles ont été observées et l’équipe d’essai pilote a ensuite effectué un suivi auprès de chaque client afin de comprendre la motivation des transactions. On a vite constaté que certains clients venant de Thika à Nairobi utilisaient M-PESA pour garder leur argent en sécurité ; d’autres clients transféraient de la valeur entre eux, parfois pour faciliter le remboursement de prêts ou pour régler des dettes personnelles. MSC a organisé des groupes de discussion et ce que l’on appellerait désormais des séances de conception centrées sur l’être humain pour comprendre les « cas d’utilisation » que les clients des essais pilotes avaient trouvés.

Valeur pour le client

On ne pouvait pas présumer la valeur de M-PESA pour les clients de Safaricom. Toutefois, il a pu être observé et, une fois observé, il a pu être communiqué aux clients.

Pour Faulu Kenya, l’essai pilote M-PESA était également très important. Il a démontré qu’il ne serait pas facile d’utiliser le mobile money pour rembourser des prêts. Faulu Kenya disposait d’un système manuel de tenue des registres, qui fonctionnait pour eux depuis de nombreuses années. Cependant, contrairement aux attentes,  M-PESA n’a pas réduit le niveau de tenue des dossiers requis ; il a augmenté la charge de travail du président, du trésorier et du secrétaire du groupe, pour de  multiples raisons.

Premièrement, tous les clients ne rembourseraient pas leurs prêts par l’intermédiaire de M-PESA, d’où la nécessité de tenir deux séries de registres comptables et de faire le rapprochement. Deuxièmement, au cours de l’essai pilote, les clients ont repris leurs pratiques habituelles consistant à rembourser leurs prêts par l’intermédiaire de tierces personnes – en l’occurrence, des lignes M-PESA d’autres membres du groupe, créant ainsi un besoin d’écritures supplémentaires au back office. Troisièmement, en cas d’erreurs commises par des membres du groupe lors du transfert, il fallait créer un compte d’attente pour enregistrer des opérations comptables et le solder par la suite.

Formation des clients

Pour effectuer des remboursements par le biais du mobile money, il a fallu élaborer des formations pour les clients, et aussi réexaminer et concevoir de nouvelles procédures pour appuyer le remboursement des prêts.

Au fur et à mesure de l’avancement de l’essai pilot et une fois les difficultés rencontrées par Faulu Kenya constatées, Safaricom s’est rendu compte que l’analyse de rentabilisation des agents serait difficile à soutenir par le seul remboursement des prêts, mais que dans le contexte kenyan, les transferts de fonds entre personnes étaient très intéressants. C’était particulièrement le cas des familles séparées où les enfants vivaient et travaillaient en milieu urbain tandis que les parents vivaient en milieu rural. C’est ainsi qu’est né le message de lancement de Safaricom : « Envoyez de l’argent à la maison ».

Proposition de valeur pour le client

Une proposition de valeur pour la clientèle de base doit être élaborée et expliquée en des termes adaptés à ce segment de marché.

Au fur et à mesure que l’essai pilote se poursuivait, Safaricom a découvert que les agents étaient confrontés à un certain nombre de problèmes, dont le besoin de détenir suffisamment de fonds de caisse pour que les transactions puissent avoir lieu et le besoin de formations continues. L’équipe M-PESA a donc commencé à mettre au point des mécanismes de suivi des agents, y compris des mécanismes empiriques pour évaluer la liquidité requise en fonction des volumes de transactions dans l’endroit concerné. Ils ont appris que les agents pouvaient régler le problème de fonds de caisse en s’envoyant de l’argent l’un à l’autre, et ont donc exigé que les agents présentent une demande collective.

Suivi des agents

Il est extrêmement important d’apporter un suivi aux agents et d’élaborer des mécanismes pour les aider à gérer leur fonds de caisse.

Comme on peut le constater à la lumière des leçons apprises, l’essai pilote a été vital pour Safaricom à de nombreux égards. Cela lui a permis de développer sa proposition de valeur client et de communiquer cette proposition aux clients potentiels dans un langage clair, concis et accessible.

Il a révélé l’importance des agents dans les communications avec les clients, tout en permettant à Safaricom de développer et de tester les mécanismes de soutien nécessaires au déploiement du produit. Il a mis en évidence les difficultés liées à l’utilisation de la boîte à outils SIM – telles que l’impossibilité de sélectionner le bénéficiaire dans les carnets d’adresses des téléphones des clients, ce qui a conduit à un réaménagement.

Cependant, la valeur et l’importance des tests opérationnels et de l’apprentissage actif des leçons décrites n’ont malheureusement pas été pleinement et immédiatement reconnues par ceux qui cherchent à rééditer le succès de M-PESA.

C’est ce qui ressort clairement des déploiements ultérieurs de M-PESA dans d’autres pays desservis par Vodafone, tels que l’Afghanistan où la proposition de valeur pour le client, laquelle avait connu du succès, portait sur le paiement des salaires à distance. La tentation pour Vodafone, et pour bien d’autres par la suite, était de penser qu’une fois « la solution » découverte au Kenya, elle pourrait être reproduite dans son intégralité et presque universellement sur tous les marchés. Il s’est avéré que ce n’est pas le cas. Cette incapacité à faire la différence entre les principes du mobile money et les pratiques propres au marché continue de limiter son succès.

En outre, si les caractéristiques extérieures des produits peuvent être et sont facilement répliquées, les mécanismes de gestion qui sous-tendent le succès des opérations de mobile money ne s’apprennent que progressivement.  Le projet « Accélérateur de réseaux d’agents » (Agent Network Accelerator – ANA) de l’Institut Helix est conçu pour améliorer l’apprentissage et la documentation de ces mécanismes. Les essais pilotes demeurent aussi pertinents pour le lancement de services financiers digitaux aujourd’hui qu’ils l’ont été pour Safaricom lors du lancement de M-PESA.

 

[1] Voir par exemple : Why M-Pesa Outperforms Other Developing Country Mobile Money Schemes ; Why M-Pesa is Hugely Successful in Kenya and Less so Elsewhere et M-PESA: Mobile Money for the “Unbanked” Turning Cellphones into 24-Hour Tellers in Kenya

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