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Les eaux bleues cristallines de l’autre côté de la fracture digitale

  • user by Rebecca Szantyr
  • time May 17, 2019
  • calendar 7 min

Le risque de créer une fracture digitale est réel – et nous devons y réfléchir dès maintenant, à la fois en termes de problématique de développement et d’opportunité commerciale.

Les eaux bleues cristallines de l’autre côté de la fracture digitale

Graham Wright, décembre 2017

Lors du récent symposium de la MasterCard Foundation sur l’inclusion financière tenue à Accra, on m’a demandé de participer à un débat, soutenant la proposition selon laquelle « l’innovation perturbatrice n’est plus pertinente pour les besoins des pauvres ». Pas facile pour quelqu’un qui s’est profondément impliqué dans l’optimisation de la prestation de services financiers digitaux (ou services bancaires électroniques comme nous l’appelions à l’époque) depuis 2004, ainsi que dans la bêta M-PESA et les tests pilotes en 2005. Toutefois, certaines de mes préoccupations croissantes se sont clarifiées pendant que je me préparais pour le débat. J’ai compris que le risque de créer une fracture digitale était en effet réel – et que nous devons y réfléchir dès maintenant, à la fois en termes de problématique de développement et d’opportunité commerciale.

Six facteurs clés de la fracture digitale 

En guise de rappel pour ceux qui n’ont pas lu mon blog original à ce sujet, voici les six facteurs clés de l’exclusion digitale dans les marchés émergents :

  1. Dans la plupart des villages ruraux, l’infrastructure (électricité, tours mobiles, etc.) est inadéquate pour soutenir la fintech.
  2. Il y a peu de smartphones dans les ménages pauvres (y compris les ménages urbains), et même les téléphones à fonctions appartiennent en grande partie à des hommes.
  3. Plus d’un milliard de personnes dans le monde (réparties dans les zones rurales et urbaines) ne peuvent pas lire, écrire ou comprendre les longues chaînes de chiffres nécessaires pour effectuer des transactions sur les téléphones portables.
  4. Les fournisseurs de fintech n’ont pas vraiment cherché à adapter les interfaces ou les cas d’utilisation au marché à faible revenu.
  5. De plus, les villageois apprécient les relations personnelles – en particulier lorsqu’il s’agit d’argent. Ils ne font pas confiance à une technologie qu’ils ne comprennent pas, sauf pour les paiements basiques.
  6. Enfin, il est tout à fait clair qu’à ce jour, l’environnement réglementaire et les dispositions relatives à la protection des consommateurs restent trop faibles pour assurer la sécurité des pauvres (et, en fait, d’un grand nombre de ceux qui ne sont pas si pauvres).

Le septième facteur primordial, facteur commercial 

Il y a, bien sûr, un septième facteur fondamental de l’exclusion digitale : la perspective commerciale. Les prestataires de services financiers et les fintechs doivent d’abord se concentrer sur les segments de marché les plus faciles à atteindre et les plus rentables, ce qui est tout à fait approprié compte tenu de leur responsabilité envers les actionnaires. Compte tenu du problème répandu de l’exclusion financière (même parmi les personnes relativement aisées), il existe de nombreuses possibilités de le faire. En effet, il est possible de servir de manière rentable des clients sous-bancarisés/non bancarisés dans des zones géographiques et des marchés qui ne présentent pas les six défis décrits ci-dessus – ou du moins pas les quatre premiers. On peut donc s’attendre à ce que les acteurs commerciaux dont nous dépendons pour réaliser des économies d’échelle se concentrent sur ces segments de marché plus faciles à atteindre – ce qui est logique d’un point de vue commercial.

Le créneau « eaux bleues cristallines »

Toutefois, la tendance à délaisser les communautés plus rurales et urbaines pauvres signifie que tout fournisseur qui s’efforce vraiment d’atteindre ces segments du marché nagera dans les eaux bleues cristallines de l’autre côté de la fracture digitale. Ces marchés seront parfois (mais certainement pas toujours, étant donné l’omniprésence du segment oral) plus difficiles à atteindre et à exploiter de manière rentable. Toutefois, les services financiers digitaux sont, à bien des égards, un jeu de volume. Ainsi, grâce à une mise à l’échelle de produits soigneusement gérée au niveau de ces communautés, des prestataires patients et aux poches bien garnies peuvent obtenir de bons rendements sur un territoire où il n’existe pratiquement pas de concurrence. Si les fournisseurs conçoivent des produits et des canaux qui répondent aux besoins des intéressés, ils seront récompensés par une fidélité sans faille de la part de leur clientèle. La montée en puissance de Equity Bank au Kenya est un exemple concret. Cette banque est passée d’une base clientèle de 109 000 à plus de 11 millions au cours des seize dernières années – et ce malgré l’encombrement de ses salles de banque et les pannes occasionnelles du système. Ce fait pourrait s’avérer très important compte tenu du rude marché où une pléthore de fournisseurs se livrent une concurrence sans merci auprès d’une clientèle facile à atteindre et alphabétisée. Cela nécessite néanmoins une vision à plus long terme que la plupart des fournisseurs ne semblent pas prêts à envisager.

Les Agents sont la clé

Pour s’adresser aux communautés rurales et urbaines pauvres, les fournisseurs doivent cibler des réseaux d’agents qui desservent de nombreux utilisateurs de la finance digitale. Les agents jouissent d’une grande confiance auprès de la communauté (en effet, ils devraient être recrutés sur cette base, au risque d’échouer). Ce sont souvent d’importants leaders d’opinion et de conseillers. A titre d’exemple, et probablement, en conséquence : Au Kenya, même après une décennie de M-PESA, environ la moitié des utilisateurs (66 % des femmes et 34 % des hommes) ont toujours recours à un agent pour les aider à effectuer des transactions. Par ailleurs, sur les marchés plus matures au moins, la majorité des agents opèrent à partir de marchés et de villes où il y a à la fois de l’électricité et une couverture 3G. Pour les segments urbains oraux et pauvres, l’accès aux agents n’est pas une contrainte, et les populations rurales se rendent souvent sur ces marchés pour faire des affaires, se rencontrer, payer leurs factures et rechercher une gamme de services. Bon nombre de ces services peuvent être fournis par l’agent, en particulier si les agents de la prochaine génération regroupent une gamme de services agricoles, de santé, de paiement de factures, d’administration en ligne, etc.

En fin de compte, il faut, bien évidemment, encourager les transactions « cash-lite » et, autant que possible, les transactions initiées par l’utilisateur afin de perpétuer l’utilisation de l’argent digital. Mais à court/moyen terme, le segment oral (et beaucoup d’autres) continuera à recourir à l’aide des agents, de sorte que l’absence de couverture 3G dans les villages ruraux pourrait, pour l’instant du moins, s’avérer un obstacle insignifiant. Et au moment où le segment oral pourra éventuellement avoir les moyens de se procurer des smartphones et des données, il est fort possible que les ORM ou les géants de la Silicon Valley tels que Facebook ou Google auront déjà étendu la couverture.

Outils et services sur mesure

Dans l’intervalle, les agents sont particulièrement bien placés pour fournir des outils et des services de gestion financière adaptés aux segments oraux et pauvres. Cela peut se faire à l’aide de Smartphones ou (mieux encore) de tablettes dans les points de vente d’agents exécutant des applications qui fournissent des interfaces utilisateur intuitives pour le segment oral, et qui reflètent les modèles mentaux utilisés par ce segment pour gérer son argent. Les fintechs peuvent jouer un rôle important dans le développement d’outils et de services adaptés à ce marché cible. Mais, d’après notre expérience, les fintechs auront besoin d’assistance pour comprendre et répondre aux besoins, aux aspirations, aux perceptions et aux comportements des pauvres, étant donné qu’elles n’ont généralement pas les capacités ou les ressources nécessaires pour le faire. Par conséquent, la plupart des fintechs ont tendance à créer des solutions et ensuite chercher des problèmes correspondant aux solutions. Les transactions effectuées par l’intermédiaire d’agents permettront aux clients d’utiliser ces interfaces et de s’y habituer, de sorte que lorsqu’ils pourront éventuellement se payer des téléphones portables, ils sauront déjà comment utiliser les applications. Ils seront ainsi plus susceptibles d’effectuer les transactions initiées par l’utilisateur, et qui constituent une source essentielle de revenus pour les fournisseurs de services financiers digitaux.

Le potentiel commercial que présente les eaux bleues cristallines

Il sera plus facile d’atteindre la pénétration et une masse critique de transactions pour les agents que nous l’avions supposé précédemment, à condition que les agents ne soient pas « dédiés » et donc dépendants uniquement de l’activité d’agence pour leur subsistance. Pour y parvenir, les fournisseurs devront toutefois mettre au point des produits qui correspondent aux besoins, aux aspirations, aux perceptions et au comportement du marché cible, et ensuite les commercialiser par l’intermédiaire d’agents, d’autres influenceurs d’opinion et le marketing social. Contrairement aux attentes, les pauvres ont plus de ressources et sont plus enclins à épargner. Par exemple, après environ deux ans, les comptes PMJDY ouverts au profit des masses non bancarisées de l’Inde rurale (principalement) ont maintenant un solde moyen de Rs.2 237 (34 USD), et ces soldes relativement stables augmentent avec le temps. Par ailleurs, les pauvres semblent également disposés à souscrire des assurance-vie et assurance accident au prix du marché, lorsque celles-ci sont commercialisées de manière adéquate. Bien évidemment, la demande de crédit peut être considérée comme un acquis… reste à savoir comment modifier les produits existants pour les adapter aux pauvres des zones rurales et renforcer la protection des consommateurs. Chez MSC, nous sommes convaincus qu’il serait relativement facile de modifier la gamme actuelle de produits – et que cela se traduirait par une amélioration de la rentabilité des fournisseurs du crédit digital. Le CGAP a déjà démontré que l’amélioration des éléments clés de la protection des consommateurs, tels que la transparence des termes et conditions, entraînent une augmentation de la confiance, de la participation et des taux de remboursement.

L’eau cristalline bleue de l’autre côté de la fracture digitale présente une opportunité évidente et immense aux fournisseurs ayant une bonne stratégie – ainsi que le courage et la clairvoyance nécessaires pour se jeter à l’eau.

Ce blog a été publié à l’origine sur Next Billion.

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