Bibliothèque

Les utilisateurs cachés du mobile money en Côte d’Ivoire

Dans cette série de trois blogs sur la digitalisation des paiements marchands, nous discutons du potentiel de l’écosystème marchand en Inde et de la nécessité de concevoir des solutions distinctes pour différents commerçants. Dans ce blog, nous examinons deux profils de commerçants – les fonceurs et les réticents réceptifs – afin de comprendre leurs caractéristiques, d’analyser les défis auxquels ils sont confrontés et, enfin, de proposer des solutions adaptées à chaque cas.

Les utilisateurs cachés du mobile money en Côte d’Ivoire

Par Mélissa Rousset

Koffi est planteur de cacao depuis 40 ans dans le village d’Offoriguié, près d’Agboville. Il a ouvert un compte de mobile money pour envoyer de l’argent à ses fils étudiants à Abidjan il y a quelques années. Mais après une expérience malencontreuse, son fils ainé ayant retiré ses fonds car il disposait de son code secret, Koffi a fermé son compte et jeté sa carte SIM. Il s’en remet désormais à l’agent mobile money du village, un jeune homme de confiance connu de tous, pour effectuer ses transactions. Bien qu’il soit conscient des avantages du mobile money dans sa gestion financière, l’incapacité de Koffi à utiliser son compte en toute autonomie limite son utilisation des services financiers digitaux, une situation qu’il accepte résigné.
L’histoire de Koffi n’est pas isolée, elle se répète dans le village d’Offoriguié et partout en Côte d’Ivoire où des milliers de personnes utilisent les services de mobile money au quotidien, dans l’ombre d’un proche ou d’un agent. C’est ce qu’indique notre enquête qualitative menée en mars 2017 sur les pratiques financières en Côte d’Ivoire. Ces utilisateurs non-souscripteurs constituent un segment quasi invisible, difficilement quantifiable car ils échappent aux données statistiques sur le mobile money. Officiellement, le taux de pénétration au mobile money est de 30,8 % au 31 décembre 2016. Ces utilisateurs cachés constituent une opportunité commerciale considérable, mais qui reste jusqu’ici sous exploitée par les fournisseurs de services financiers digitaux.
Pour déverrouiller l’opportunité commerciale qui s’offre à eux, les fournisseurs doivent explorer de nouvelles solutions pour accompagner ces clients invisibles à s’enregistrer et devenir des souscripteurs actifs des services financiers digitaux.

Qui sont les clients cachés du mobile money ?
Les utilisateurs non-souscripteurs sont toutes les personnes qui réalisent des transactions de mobile money par le biais du compte d’une personne tiers – un agent, un ami, ou un membre de la famille – sans jamais que leur identité ne soit enregistrée. Ces clients cachés connaissent les principaux fournisseurs du marché, les produits et services disponibles, et comprennent l’intérêt du mobile money dans leurs pratiques financières. Ils effectuent régulièrement des transferts rapides par le biais du compte de l’agent ou plus souvent en déposant directement les fonds sur le compte du récipiendaire (ce type de transaction étant communément appelé dépôt distant), ou encore paient leurs factures d’eau et d’électricité via le compte d’une personne de confiance. Ils apprécient la commodité et la rapidité du service, ainsi que la capillarité des points de vente.
Pour autant, ils sont limités à un usage assisté des services de mobile money. Leur niveau d’alphabétisation constitue un obstacle infranchissable à l’intégration à un écosystème digital conçu pour une clientèle lettrée.
L’Enquête sur le niveau de vie des ménages en Côte d’Ivoire révèle qu’en 2015, la majorité des Ivoiriens (55%) sont analphabètes. Le phénomène est amplifié en milieu rural où le taux d’alphabétisation tombe à 26%, et même à 17% chez les femmes.
Le niveau d’éducation n’est pas le seul facteur d’exclusion des services financiers digitaux. La littératie digitale, définie comme la capacité de participer à une société qui utilise les technologies digitales, est un autre frein à l’intégration pleine à l’écosystème. Notre étude révèle que les personnes âgées craignent toute forme de paiement électronique, que ce soit par le biais des cartes magnétiques de retrait ou le fait de déposer de l’argent sur leur téléphone mobile. Elles préfèrent s’en remettre à un tiers de confiance et ne pas s’exposer à des risques nouveaux et non maitrisés engendrés par la technologie.

Un manque à gagner considérable
Les pratiques engendrées par la non-identification des clients du mobile money constituent un manque à gagner pour l’écosystème. Les dépôts distants privent les fournisseurs de revenus directs sur le service de transfert de personne à personne, produit phare du mobile money en Côte d’Ivoire. En effet, lorsqu’un client effectue un dépôt distant, la transaction est enregistrée comme un simple dépôt pour lequel le fournisseur ne gagne pas de revenus et même en perd car il paie une commission à l’agent sur une transaction sans frais pour le client. En outre, le fournisseur se prive de la commission sur la transaction de transfert qui lui revient entièrement, puisqu’elle ne fait pas intervenir un tiers, l’agent. Le réseau d’agents étant l’un des aspects les plus coûteux d’un déploiement de finance digitale, les fournisseurs auraient tout intérêt à remédier à ces pratiques qui perpétuent la dépendance au réseau de distribution et agit comme un frein à la profitabilité du déploiement.

Faute d’enregistrement de l’identité des clients dans leurs serveurs, les fournisseurs limitent aussi leur capacité de collecte et d’analyse des données des comportements financiers de leurs clients. Pourtant, les données constituent une source d’information riche permettant de construire des offres de produits plus sophistiquées pour le marché. Par exemple, le modèle du crédit digital aujourd’hui populaire en Afrique de l’Est s’appuie sur l’analyse de l’empreinte digitale des clients sur le mobile money pour déterminer la capacité d’emprunt et le risque associé. L’enjeu de collecte de données est particulièrement vif pour les utilisateurs non-souscripteurs dont l’empreinte digitale et le niveau de bancarisation est faible. Si les fournisseurs souhaitent tirer profit de leur large base de clientèle notamment dans le contexte de l’émergence de nouveaux acteurs comme les fintechs, ils devraient dès lors considérer comme une priorité la collecte d’informations sur leurs clients, y compris leurs utilisateurs invisibles.
Les fournisseurs de mobile money peuvent-ils continuer à ignorer le potentiel constitué par la majorité de la population ? L’opportunité commerciale n’est certainement pas à simple portée de main. Les fournisseurs de services financiers digitaux doivent se donner les moyens d’atteindre les utilisateurs cachés avec des solutions innovantes et adaptées afin de déverrouiller le potentiel de rentabilité du mobile money.
Dans un second blog de cette série consacrée au marché de la finance digitale en Côte d’Ivoire, nous présenterons un concept de produit visant à répondre aux défis posés.

Laisser des commentaires

Écrit par