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Leçons tirées de l’oralité pour l’élaboration de services financiers digitaux

Cet article porte sur « l’oralité », qui se réfère aux modes de pensée, d’expression et de gestion de l’information des sociétés où les technologies de littératie (en particulier l’écriture et l’impression) sont inconnues de la plupart des gens. Nous avons demandé à un échantillon de personnes d’expression orale en Inde d’exécuter certaines tâches, telles qu’identifier des monnaies, compter de l’argent et faire des calculs arithmétiques. Nos observations permettent d’avoir des indications utiles sur la manière dont cette couche de la population devrait être traitée par les prestataires de services financiers.

Leçons tirées de l’oralité pour l’élaboration de services financiers digitaux

Brett Hudson Matthews, Akhand Tiwari et Vivek Anand, mai 2017

À 6 h 30, dans un marché de vente en gros de légumes, à la périphérie de Varanasi, Shanti Devi est en train de marchander avec la vendeuse en gros de chou-fleur. Le prix est négocié à 300 ₹ le sac. Shanti sort deux billets de 500 ₹ de son batua (sac à main en tissu) et les remet à la vendeuse pour deux sacs. Cette dernière lui donne 400 ₹ comme monnaie, ce qu’elle confirme rapidement dans sa tête.

Shanti n’a pas été à l’école et n’est pas en mesure de décoder plusieurs chiffres écrits (3 chiffres ou plus) ou un texte. Ce qui est écrit (chiffre ou texte) sur les billets de 1 000 et 500 ₹ ne lui communique aucune valeur.

Comment une femme d’affaires d’expression orale comme Shanti Devi calcule-t-elle le prix du chou-fleur, compte la monnaie ou même reconnaît la monnaie lorsqu’elle connait à peine les chiffres ou l’alphabet ? En explorant ces informations nous découvrirons un langage qui est compris non seulement par elle mais aussi par des millions de personnes comme elle.[i]

Nous avons demandé à un échantillon de personnes d’expression orale comme Shanti Devi d’exécuter certaines tâches, telles qu’identifier des monnaies, compter de l’argent et faire des calculs arithmétiques. Nos observations permettent d’avoir des indications utiles sur la manière dont cette couche de la population devrait être traitée par les prestataires de services financiers.

Identification des dénominations monétaires

Shanti Devi ne pouvait pas lire les chiffres écrits, mais elle pouvait facilement reconnaître toute monnaie qui lui était donnée. Elle vérifie la couleur, la taille des notes et les images les unes par rapport aux autres. Elle peut également observer le nombre de zéros du chiffre imprimé sur la coupure. Pris ensemble et non individuellement, ces indices suffisent toujours à Shanti pour deviner le montant du billet.

  • Lorsque des faux billets ont été remis à Shanti et à d’autres répondants avec le montant clairement indiqué mais sans les couleurs ni tailles correctes, il y a eu une certaine confusion entre les billets de 1 000 ₹ et de 20 ₹ de la part des participants, parce que la couleur des deux faux billets était similaire.[ii]
  • Invités à compter de faux billets de différentes valeurs mais de la même taille, certains ont confondu les deux.

Le recours à des indices pléthoriques est courant chez les apprenants en arithmétique. Les prestataires de services financiers peuvent alors offrir des informations sur de gros chiffres à l’aide de plusieurs formats : par exemple la voix sur un téléphone portable, ou des images de billets libellés avec précision et proportionnellement, pour renforcer la confiance.

Compter de l’argent

Nous avons demandé à 56 personnes comme Shanti Devi de compter 5.025 ₹, dans une pile de 40 billets et pièces. Sur la base des vérifications initiales de notre équipe, personne ne pouvait décoder une suite numérique de 4 chiffres (telle que  «4 702» ou «5 097»). Néanmoins, 35 répondants (63%) ont correctement compté l’argent mais avec des niveaux de compétences énormément variés : certains prenaient plus de temps avec beaucoup d’erreurs, tandis que d’autres comptaient rapidement et faisaient rarement d’erreur.

  • Les moins expérimentés essayaient de calculer sans séparer au préalable les différentes coupures. Cette méthode suscite l’anxiété et donne rarement une réponse correcte.
  • Les plus expérimentés ont appris à regrouper les billets selon leurs valeurs pour ensuite les additionner. Néanmoins, pour arriver à un bon total, il leur faut savoir comment les organiser plus facilement : ils doivent pouvoir avoir peu de sous-totaux faciles à mémoriser.
  • Ceux qui sont bien qualifiés mettent d’abord les grandes valeurs ensemble pour former un total facile à retenir (par exemple, 4 000 ₹), puis regroupent le reste lorsque ce sous-total essentiel est bien mémorisé.
  • Ceux qui sont expérimentés essaient de séparer les billets en coupure de 10, 100 ou 1 000 parce qu’ainsi l’addition ou la soustraction est plus simple.

Pour les personnes d’expression orale, l’argent est une passerelle leur permettant de comprendre des chiffres plus importants. Ceux qui ne peuvent pas lire le code indo-arabe (par exemple, « 4 702 ») peuvent y arriver en utilisant des billets et des pièces de monnaie. Cependant, la rapidité à laquelle ils le font varie considérablement. Les prestataires de services financiers ne doivent pas s’attendre à ce que les clients d’expression orale fassent un traitement rapidement dans le cas des gros chiffres. Cependant avec un peu plus de temps, ils réussissent souvent et cela renforce leur confiance en eux-mêmes.

Calculs

Shanti a acheté deux sacs remplis de choux-fleurs ; chaque sac contenait environ 48 à 52 choux-fleurs. Le coût total des deux sacs était de 600 ₹. Elle savait que pour faire un bénéfice, elle devait vendre les choux-fleurs à 10 ₹ par pièce. Elle savait également que certains se vendraient entre 12 et 15 ₹, tandis que d’autres le seraient entre 8 et 10 ₹. Après un certain rebut, elle s’attendait à ce que son revenu total avoisine les 1 000 ₹ et son bénéfice environ 200 ₹ par sac.

Les répondants étaient étonnamment bons avec ce genre de calcul. Nous leur avons posé trois questions. La première question impliquait un calcul mental de 5 x 25. La seconde concernait une division de 50 000 par 5, tandis que la troisième portait sur une division de 50 000 par 60. La plupart étaient capables de répondre aux deux premières questions avec précision, et près de la moitié était dans un  éventail raisonnable de bonnes réponses pour la troisième (entre 750 et 900).

En matière d’argent, les erreurs sont très irritantes, les gens sont donc vraiment motivés à apprendre. Des chercheurs en neurosciences ont découvert que l’esprit humain possède une mémoire de travail à capacité très limitée.[iii]  À l’école, nous apprenons des données telles que les tables de multiplication et des algorithmes tels que la multiplication et la division grâce à une répétition et une pratique constante. Ces outils mathématiques permettent d’économiser notre mémoire de travail en offrant des raccourcis très forts qui facilitent un traitement numérique rapide, précis et avec peu de contrainte.

Sans ces outils, les adultes non scolarisés utilisent de l’argent en guise de calculatrice, ce qui leur donne des méthodes sans lesquelles ils ne pourraient pas calculer des chiffres plus importants. Par exemple, sans la table de multiplication, on ne peut pas calculer la valeur de sept billets de 500 ₹ puisqu’on ne peut pas faire « 5X7 ». Au lieu de cela, on comptera « 500 + 500 + 500 + 500 + 500 + 500 + 500 ». Ce processus est plus long et comporte un plus grand risque d’erreur (« combien de « 500 » ai-je ajouté jusqu’à présent ? »), notamment lorsque l’on est sous pression d’un temps imparti. Mais lorsqu’ils sont disponibles, les billets de roupies seront utilisés comme support des calculs.

Leçons pour les prestataires de services financiers

Tout en élaborant des produits et services financiers digitaux pour le marché d’expression orale, les prestataires de services financiers peuvent adapter leurs interfaces de manière à ce qu’elles s’accordent avec les habitudes et pratiques orales. Les clients d’expression orale peuvent utiliser plusieurs indices pour décoder les chiffres importants et, avec le temps, passer à des outils cognitifs plus avancés fournis tout au long de leur apprentissage.

En fait, une telle approche peut être utilisée pour tous les aspects de l’élaboration de services financiers. Par exemple, lors de la conception de campagnes d’éducation financière, les concepteurs peuvent s’appuyer sur des méthodes utilisées par des gens tels que Shanti pour la gestion de leur argent. Voir aussi notre brève présentation  sur la conception du portefeuille mobile MoWo pour la couche d’expression orale.

 

[i]  Selon les dernières données, l’Inde compte environ 264 millions d’adultes analphabètes âgés de 15 ans ou plus. Il y a également des millions d’individus néo-alphabètes qui ont de très faibles compétences dans la lecture et l’écriture. Les analphabètes et les néo-alphabètes forment ensemble le segment du marché « d’expression orale », dont près des deux tiers sont des femmes. Le terme « oralité » se réfère aux modes de pensée, d’expression et de gestion de l’information dans des sociétés où les technologies de littératie (en particulier l’écriture et l’impression) sont inconnues de la plupart des gens. L’oralité englobe non seulement la parole, mais également un large éventail de modes de gestion de l’information personnelle et collective, qui sont préférés aux textes dans les cultures orales, à savoir l’image, la marque, l’argent, l’apprentissage, le rituel et la chanson.

[ii] Le travail a été effectué sur le terrain avant la démonétisation.

[iii] Les travaux classiques sur la mémoire de travail ont été effectués par Baddeley, Allan D& Hitch, J.G. (1974). [Mémoire de travail. Dans G.H. Bower (ed). La psychologie de l’apprentissage et de la motivation : les progrès réalisés en matière de la recherche et de la théorie. Vol. 8, pages 47-89. Academic Press, New York] Baddeley, Allan D., and Hitch, J.G. (1974). Working memory. In G.H. Bower (ed). The Psychology of Learning and Motivation: Advances in Research and Theory. Vol. 8, pp. 47-89. Academic Press, New York.

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