Cet article se penche sur l’emprunt au réseau social comme instrument financier. Est-ce parce que certains n’ont pas accès à des services formels que ces réseaux sociaux sont importants ou il y a-t-il des dimensions de cet emprunt qui ont une valeur intrinsèque ?
Susan Johnson, juillet 2018
Les « quatre grands » instruments financiers que 40 % des Kenyans en bas de l’échelle utilisent et considèrent comme les plus importants sont l’argent mobile, les groupes informels (chamas), l’épargne à domicile et l’emprunt au réseau social.[1] Paradoxalement, très peu d’attention a été accordée à l’emprunt au réseau social. De tels emprunts sont généralement considérés comme étant pour le moins gênant et provoquant au pire des conflits et des ruptures de relations – si bien que, pour les décideurs politiques, il s’agit d’une catégorie à éviter.
D’autre part, une analyse révèle qu’il existe différents types « d’emprunts ». Le terme renvoie également au fait plus spécifique de demander dans le contexte du besoin, auquel cas il s’agit d’une catégorie d’emprunt qui n’est pas nécessairement censée être remboursé.[2] Alors, est-ce parce que ces personnes n’ont pas accès à des services formels que ces réseaux sociaux sont importants ou il y a-t-il des dimensions de cet emprunt qui ont une valeur intrinsèque ?
En m’appuyant sur les recherches qualitatives menées au cours des six dernières années pour le compte du Financial Deepening Sector (FSD) au Kenya, je soutiens qu’il est nécessaire de comprendre que la réciprocité et l’emprunt au sein des réseaux sociaux incarnent des valeurs sociales qui sont d’importants facteurs de motivation. C’est parce que l’argent mobile a fait baisser les coûts de transaction dans le contexte de cette dynamique sociale qu’il a connu un tel succès. Ce fait peut sembler évident à beaucoup de gens mais ses implications sont extrêmement importantes. C’est la dynamique sociale qui compte !
Selon les résultats de cette recherche, les réseaux sociaux pour le soutien financier fourni par des amis et la famille répondent à un large éventail de circonstances. Il est très courant de demander du soutien aux membres de la famille dans des situations d’urgence. Les répondants ayant demandé de l’aide à des proches disent normalement qu’ils y ont été contraints par les circonstances et qu’ils ne demanderaient de l’aide que lorsqu’ils en ont vraiment besoin, car cela les « met mal à l’aise ». Souvent, on ne s’attend pas à ce que celui qui reçoit l’aide des membres de la famille restitue immédiatement ou personnellement l’aide reçue. En effet, il s’agit d’un mécanisme à long terme, souvent intergénérationnel et d’une réciprocité illimitée, permettant aux différents membres de la famille de s’entraider chaque fois qu’une situation d’urgence se produit et qu’ils sont en mesure d’apporter leur aide.
Rachel, 24 ans, vit à Mwamba avec ses trois enfants, tandis que son mari travaille à Thika. Elle compte sur les envois de fonds de son mari et leurs produits agricoles. Dans le passé, Rachel demandait de l’aide à sa mère, sa sœur et ses beaux-frères lorsque sa famille avait des urgences médicales et que son mari était au chômage. Ils n’étaient pas tenus de restituer l’aide qu’ils avaient reçue dans le passé. Cependant, lorsque le mari de Rachel a trouvé du travail à Thika et que sa sœur avait des difficultés à payer les frais de scolarité, c’était pour elle l’occasion de restituer l’aide qu’ils avaient reçue d’autres membres de la famille ; elle dit « Il soutiendra sa sœur tout comme il a été soutenu.”
En effet, soutenir les enfants de la famille (élargie) en prenant en charge les frais de scolarité et les dépenses connexes est une pratique très courante. Cette relation de soutien fonctionne en particulier entre tantes et oncles vis-à-vis de leurs neveux et nièces, ainsi qu’entre frères et sœurs plus agés et plus jeunes. Lorsqu’ils sont interrogés, les répondants peuvent expliquer que le bénéficiaire « nous aidera ou aidera quelqu’un d’autre à l’avenir ». Cette réponse souligne le caractère illimité et peu spécifique de la réciprocité en ce qui concerne la durée et le bénéficiaire. Après tout, la question de savoir si le soutien sera effectivement réciproque dépend des résultats scolaires de l’enfant et ensuite de sa capacité à trouver des moyens de subsistance.
Dans certains cas, les répondants ayant aidé des proches à payer les frais de scolarité dans le passé ont indiqué que lorsqu’ils avaient des difficultés à financer l’éducation de leurs propres enfants, ils pouvaient solliciter l’aide des personnes qu’ils avaient aidées. Ces répondants se diraient que « le moment est venu…d’en profiter ». Les frères et sœurs plus agés considèrent souvent cette disposition comme un moyen de soutenir leurs parents et, éventuellement, une manière d’exprimer leur reconnaissance pour le soutien dont ils ont bénéficié dans le passé. S’il est entendu que tout soutien est mutuel et réciproque, il est loin d’être instrumental.
Au-delà de la famille, cette capacité à aider les autres n’est pas seulement révélatrice des modes de fonctionnement de l’entraide et de la générosité, mais elle souligne également la manière dont le développement est perçu comme une entreprise collective plutôt qu’individuelle. En d’autres termes, investir dans la collectivité rapporte de la valeur à long terme.
Agé de 44 ans, marié et père de quatre enfants, John vit dans la ville de Kitui. Son enfant cadet est un nourrisson et l’aîné est en première année de lycée. Son activité consiste à approvisionner des écoles en maïs et livres. Il possède trois taxis, et a acheté un terrain sur lequel il est en train de construire des maisons de location. Chaque mois, John essaie d’épargner quelques centaines de shillings dans les comptes d’épargne qu’il avait ouverts pour chacun de ses trois enfants plus âgés, pour couvrir leurs frais de scolarité. Il a aussi utilisé une partie de ses fonds pour acheter trois motos, et les a ensuite revendues à trois de ses amis qu’il a qualifié de « nécessiteux ». Ils ont fait des versements journaliers, ce qui lui a permis de réaliser un profit global. Il a indiqué avec un sentiment de fierté qu’un de ses amis possède maintenant trois motos, et qu’un autre l’a invité à déjeuner en disant : « Tu as fait de moi ce que je suis aujourd’hui ». C’est ainsi que John a utilisé son argent pour « améliorer le sort » de ses amis dans le besoin, et il a par la même occasion tissé des relations avec eux et ouvert de nouvelles voies vers la réciprocité future.
Cela ne veut pas dire pour autant que l’entraide est forcément sans problème, qu’il s’agisse de cas d’urgence ou autre. Evoquant l’équilibre délicat entre l’emprunt et la demande d’aide en cas de besoin, une autre des personnes interrogées souligne : « Le fait de demander sans avoir à rembourser ne pose pas de problème parce que vous allez oublier, mais s’il s’agit d’un prêt, cela risque de ne pas marcher dans la mesure où cela peut détruire vos relations…C’est comme une promesse qui n’est pas tenue. On n’a même plus le désir d’aider ».
Cette recherche révèle donc que l’échange réciproque de ressources sert à consolider les relations, l’entraide, la réciprocité et l’amélioration, et que cet échange n’est pas motivé par une vision fortement instrumentale de réciprocité. Cette dynamique crée de la valeur sociale. Nous soutenons que lorsque les services financiers réussissent à catalyser ou à créer de la valeur sociale, ils ont plus de chance d’être adoptés.
[1] Financing households : Paul Gibbins (2016) Taking stock of FSD Kenya’s consumer insights and how to achieve better value propositions for Kenyan households. Publication inédite.
[2] Johnson, S., Storchi, S. et al. Finance and Living Well : Insights into the social value Kenyans seek from their financial services. Nairobi, Kenya: FSD Kenya
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