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Comment la problématique de l’écosystème empêche les institutions financières rurales de promouvoir les services financiers digitaux : observations relatives aux IMF en Tanzanie

Les IMF sont importantes, voire essentielles pour fournir des services financiers aux populations rurales adultes dans de nombreux pays en développement. Mais doivent-elles adopter la numérisation des services financiers ?

Comment la problématique de l’écosystème empêche les institutions financières rurales de promouvoir les services financiers digitaux : observations relatives aux IMF en Tanzanie

 

Justus Njeru et George Muruka, juillet 2018

La numérisation des services financiers est essentielle pour permettre aux institutions de microfinance (IMF[1]) de « mettre le cap sur les zones rurales afin d’atteindre les populations non bancarisées » et de réaliser l’objectif d’inclusion financière. Des études montrent que les IMF peuvent gagner de la valeur en numérisant leurs services financiers. Les IMF ont la possibilité d’atteindre une plus grande échelle, d’accroître leurs actifs de prêts et de gagner des revenus supplémentaires autres que d’intérêts. Par exemple, au Bangladesh, la SAJIDA Foundation, une ONG de microfinance, a réalisé des gains en offrant des services de finance digitale. Au Kenya, Musoni, une IMF leader qui n’offre que des services digitaux, déclare une rentabilité constante. Cependant, les canaux digitaux représentent une menace importante pour le processus traditionnel de prêt de groupe, une innovation dite « la révolution de la microfinance ». Les normes de groupe, la cohésion sociale et les mécanismes de co-garantie sont au cœur des prêts de groupe, qui donnent aux pauvres l’accès aux services financiers. Consciente de l’importance de ces fonctions, la Fondation SAJIDA a repris les réunions de groupes de clients, qui sont toutefois limitées à des réunions mensuelles.[2]

Dans ses remarques à la conférence de la Semaine Européenne de la Microfinance 2016, G. Wright a fait remarquer que les IMF peuvent et doivent s’adapter à l’ère digitale pour survivre. Les IMF sont importantes, voire essentielles pour fournir des services financiers aux populations rurales adultes dans de nombreux pays en développement. Mais doivent-elles adopter la numérisation ? Dans certaines zones rurales profondes, le modèle traditionnel de microfinance – un bureau de terrain au centre du marché et des agents de terrain s’adressant à des groupes de femmes au bureau ou dans un village plus éloigné – peut être le seul mécanisme approprié pour assurer aux populations rurales croissantes l’accès aux services financiers. Il se peut que ces IMF ne cèdent pas immédiatement à la transformation digitale des services financiers en Afrique actuellement en cours.

Deuxièmement, certains écosystèmes ont empêché les IMF de fournir des services financiers par le biais de canaux digitaux. Notre travail récent en Tanzanie a identifié les principaux facteurs qui entravent la transformation digitale des IMF, à savoir, la pénétration du mobile, les niveaux d’alphabétisation des clients, les frais de transaction et les problèmes de liquidité.

La pénétration de la téléphonie mobile

Les services de téléphonie mobile et d’argent mobile présentent un canal unique de prestation de services financiers. Alors que l’utilisation des smartphones dans les zones rurales augmente dans le monde entier, le rythme est plus lent en Afrique. Selon une enquête d’Intermedia, seulement 54 % de la population rurale en Tanzanie possède un téléphone mobile et seulement 42% de ceux qui en possèdent dans les zones rurales utilisent des fonctions avancées. En outre, de nombreux ménages partagent un téléphone portable entre les membres de la famille. Le travail de MSC auprès d’un groupe de petits exploitants agricoles du sud de la Tanzanie a montré que pas moins de 62 % des agriculteurs possédaient un téléphone mobile de base. Par contre, environ un sur cinq (18 %) n’en possédait pas du tout – ce qui signifie que l’accès à un téléphone mobile et la possession d’un téléphone ne sont pas encore universels. Cela constitue un obstacle à l’accès aux services pour une grande partie de la population rurale. Certains des agriculteurs ont acheté de nouvelles cartes SIM, au lieu de renouveler leur numéro existant à chaque fois qu’ils perdent leur téléphone portable. Cela a conduit à une perte d’informations précieuses que les IMF auraient utilisées pour débourser des prêts, et a nécessité un nouvel enregistrement.

Niveaux d’alphabétisation

Dans de nombreux pays en développement, les niveaux d’alphabétisation sont faibles. Selon l’UNESCO, malgré l’augmentation des niveaux d’alphabétisation des adultes, il existe dans le monde environ 750 millions de personnes analphabètes, dont les trois quarts sont des femmes. L’Afrique subsaharienne a enregistré les niveaux les plus bas par rapport à d’autres régions. Parmi les adultes, le pourcentage de clients d’IMF alphabétisés est de 65 %. Dans les zones rurales en particulier, les niveaux d’alphabétisation et de compétences en calcul sont relativement bas.

Etant donné la situation, de nombreuses transactions de services financiers entreprises par des groupes de microfinance sont effectuées par des responsables de groupes plus alphabétisés.

Un faible niveau d’alphabétisation et de compétences en calcul a une incidence sur l’utilisation des services financiers digitaux par les clients. Par exemple, de nombreux agriculteurs que nous avons rencontrés en Tanzanie n’utilisaient les téléphones mobiles que pour les services vocaux, c’est-à-dire pour recevoir et passer des appels. Beaucoup de ceux qui avaient utilisé des services monétaires mobiles « se sont fait aider pour effectuer des transactions » et « ne pouvaient ni initier ni compléter une transaction tout seuls ».

Une étude réalisée par Intermedia en Tanzanie a révélé que, dans tous les groupes démographiques, le niveau d’éducation financière de la population adulte était la plus faible, soit respectivement 16 % et 18 % dans les régions rurales et urbaines. Le niveau d’éducation en matière de services monétaires mobiles était tout aussi faible – environ 17 % de la population adulte. Les travaux de MSC sur les segments oraux de la population (voir Digital wallet adoption for the oral segment) ont montré qu’en utilisant des représentations et des symboles appropriés, les institutions peuvent toujours fournir des services financiers digitaux à la clientèle orale. Cependant, il reste beaucoup à faire en matière de signalisation et de symboles universellement acceptés, pour desservir le segment oral de marché.

Coût des transactions

Les groupes d’IMF chargent les chefs de groupe d’entreprendre les services bancaires du groupe, y compris l’épargne bancaire, les remboursements et le retrait des décaissements de prêts. Si les membres du groupe se partagent les frais de déplacement et les frais bancaires – ce qui se traduit par des coûts marginaux pour chaque membre – ce n’est pas le cas lorsque chaque membre individuel effectue des transactions par des canaux digitaux, en particulier par les services bancaires mobiles.

Les clients des IMF du nord de la Tanzanie avaient des inquiétudes concernant les frais de transaction liés aux services d’argent mobile, y compris les transferts de montants de prêts de l’IMF et le coût de l’encaissement des fonds. Par exemple, un prêt de 500 000 TZS coûte au client 2 000 TZS pour le transport si le responsable de groupe effectue une transaction dans une succursale bancaire. Cependant, lorsque le membre reçoit le même montant dans son porte-monnaie électronique Vodacom MPesa, il doit payer des frais de transfert de 2 200 TZS et 7 000 TZS pour encaisser, soit 3,6 fois le coût de la transaction par l’intermédiaire du mécanisme de groupe. Les clients des IMF sont plus sensibles aux coûts de transaction et ont tendance à sacrifier des valeurs telles que la commodité et le gain de temps qui accompagnent les services digitaux.

Chrissy Martin pose la question suivante dans son blog, « les agriculteurs veulent-ils vraiment être payés en argent mobile ? » Le débat soulève la question de savoir si les services financiers digitaux sont davantage axés sur l’offre ou sur la demande et si, peut-être, les services financiers digitaux en soi ne sont pas la bonne solution pour les populations non bancarisées, peu alphabétisées et rurales.

Gestion de la liquidité

Les clients des régions rurales ont des cycles de revenus et de dépenses relativement semblables à cause de la forte dépendance à l’égard de la production agricole saisonnière et des petits métiers. Les flux de trésorerie communautaires reflètent les saisons de production, de désherbage et de récolte, qui durent deux à trois mois chacune. Pourtant, de nombreux agents monétaires mobiles ne sont pas en phase avec les cycles saisonniers pour assurer l’adéquation entre la demande et l’offre d’argent dans ces localités. La phrase laconique « Je n’ai pas de float » détourne de nombreux clients et constitue une expérience décevante. Les groupes d’IMF se réunissent chez eux, généralement à une certaine distance des agents. Il est décourageant de parcourir une longue distance à pied avec de l’argent comptant à la main et d’avoir à rebrousser chemin à cause du manque de float. En raison du faible impact des agents auprès de ces communautés, les services digitaux continuent d’être coûteux pour la clientèle des IMF.

Dans Liquidité – la solution du problème chronique des agents, Kiarie et Wright ont fait remarquer que la gestion des liquidités est l’élément vital d’un réseau d’agents prospères. Les gestionnaires de réseaux d’agents doivent surveiller le float en temps réel sur l’ensemble du réseau, comme l’a bien saisi Ogwal en décrivant les fluctuations de liquidité, en particulier dans les zones rurales où une erreur de service peut conduire le client à ne plus jamais revenir pour effectuer des transactions ou, pire encore, à répandre des messages négatifs sur le marché.

Produits et processus adaptés

Les IMF rurales n’ont qu’un seul type de produits passe-partout qui ne sont pas adaptés pour répondre aux besoins de la clientèle. Cela s’explique principalement par le manque de personnel et de systèmes bancaires fonctionnels. Par exemple, dans notre travail, nous rencontrons des IMF et des SACCO (associations des coopératives d’épargne et de crédit) qui octroient aux agriculteurs des prêts standards de fonds de roulement, dans des conditions on ne peut plus rigides, telles qu’un décaissement unique, des taux d’intérêt fixes et des informations limitées fournies à l’emprunteur. Le service et la diversification des produits sont limités au niveau des agents qui, par contre, fournissent principalement des services d’encaissement et de retrait (CICO).

Bien que les services financiers digitaux promettent d’élargir l’accès aux services financiers à la clientèle non bancarisée, ils sont confrontés à des vents contraires à l’échelle de l’écosystème, notamment dans les zones rurales, y compris la faible empreinte des agents, des taux de possession de téléphones mobiles relativement faibles, des produits inadaptés et des problèmes de gestion de liquidité. Il serait bon que les parties prenantes de l’écosystème envisagent de donner aux populations rurales un accès plus large à la téléphonie mobile (des progrès ont été réalisés dans ce domaine, les prix des téléphones mobiles ayant été ramenés à entre 5 et 10 USD), de fournir de l’éducation financière aux clients pour qu’ils puissent adopter les services financiers digitaux, et de promouvoir des transactions à valeur électronique sur les marchés locaux ainsi que des frais abordables. Un écosystème digital efficace devrait faciliter les paiements relatifs aux services d’encaissement et de décaissement à mesure que nous nous dirigeons vers des économies cash-lite.

 

[1] MFI représente les institutions de microfinance, les organisations des coopératives d’épargne et de crédit (SACCO) et les institutions qui n’offrent que du crédit

[2] https/next billion.net/mobile-money-killing-off-group-microfinance-model-bad-thing

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