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Les zones blanches de la fracture digitale : avoir ou pas accès à la 3G

  • user by Rebecca Szantyr
  • time Aug 9, 2019
  • calendar 8 min

Dans la plupart des villages ruraux, l’infrastructure nécessaire à la diffusion des technologies financières reste insuffisante. Quelles en sont les conséquences ?

Les zones blanches de la fracture digitale : avoir ou pas accès à la 3G

Vivek GuptaAnil GuptaMitul Thapliyal et Graham Wright, 30 juillet 2018

Dans nos articles précédents, nous avons examiné les sept principaux moteurs de l’exclusion digitale sur les marchés émergents. Celui-ci s’intéresse aux implications d’un constat répété : dans la plupart des villages ruraux, l’infrastructure requise pour soutenir les technologies financières, les technologies agricoles, les technologies de la santé ou toute autre forme d’« application technologique » demeure insuffisante. Celles-ci nécessitent en effet que les utilisateurs puissent accéder aux boutiques d’applications et à Internet, généralement par le biais de smartphones, une problématique abordée dans l’article « L’accès à l’internet mobile – la nouvelle frontière de la « tech » ». Des efforts sont en cours pour élargir l’accès.

« Les obstacles sont réels et les coûts sont élevés. Mais les décideurs politiques et les autres acteurs voudront peut-être se poser la question suivante : quels sont les coûts de l’inaction – c’est-à-dire de renoncer à étendre l’accès et l’utilisation ? Ces coûts sont potentiellement beaucoup plus élevés en termes d’emplois perdus et de retard de développement économique, d’élargissement de la fracture numérique, de frein à l’éducation, d’accroissement des inégalités et de détérioration des soins de santé, entre autres facteurs. » – Internet for All: A Framework for Accelerating Internet Access and Adoption, Forum économique mondial, avril 2016

Le Forum économique mondial a lancé l’initiative mondiale « Internet pour tous » qui vise à « développer des modèles de collaboration public-privé à grande échelle qui accélèrent l’accès à Internet et son adoption ». Son programme initial vise 75 millions d’Africains dans les pays du Corridor Nord que sont l’Éthiopie, le Kenya, le Rwanda, le Sud Soudan et l’Ouganda.

Pour commencer, l’initiative a commandé une étude au Boston Consulting Group, qui concluait, entre autres, que « l’infrastructure est un obstacle majeur dans de nombreux pays, en particulier dans les pays pauvres ou à forte population rurale ou enclavée. De nombreux marchés en développement ont besoin d’investissements massifs pour passer à des technologies mobiles plus avancées. » D’où viendra cet investissement ?

À ce jour les problèmes d’infrastructure demeurent, et risquent de persister jusqu’à ce que des entreprises déploient de nouvelles technologies comme les ballons et les nano-satellites. En conséquence, une proportion importante de la population rurale reste sans accès à Internet et par conséquent à la plupart des technologies de l’information et de la communication. La technologie 3G est en effet plus chère pour les fournisseurs, notamment en raison de sa fréquence plus haute et donc de sa couverture réduite (voir encadré).

« La technologie 3G fonctionne sur une fréquence plus haute que la technologie 2G, donc qui porte moins loin ; la couverture d’une antenne 2G peut atteindre 10 km, alors qu’une antenne 3G ne peut couvrir que 3 km maximum. Par conséquent, un nombre beaucoup plus important d’antennes 3G sera nécessaire pour atteindre la même couverture qu’en 2G. » – Thirukumar Nadarasa, directeur général de Hutchison Telecommunications Lanka (Pvt) Ltd

Illustration éloquente de l’ampleur du problème, cette carte de couverture Safaricom de nPerf représentant la région autour de Nairobi montre que les zones à forte densité de population sont desservies en 3G+ et les zones plus rurales en 2G ou, plus généralement, pas couvertes du tout. En conséquence, comme le rapporte un expert kenyan en télécommunications, « les services 3G sont disponibles uniquement dans les grandes villes où les fournisseurs peuvent réaliser des bénéfices et il faudra donc des années pour que le marché rural connaisse la technologie 3G ou 4G. »

Même dans un pays comme l’Inde où la couverture mobile est globalement meilleure, nPerf présente une tendance similaire autour du territoire de la capitale Delhi pour Airtel et Vodafone, les deux principaux opérateurs du pays.

Ces cartes montrent la couverture réseau dans et autour de la capitale de deux pays relativement bien dotés en technologie mobile – mais combien de zones blanches dans les régions plus rurales ?

Il faut donc s’attendre à voir un fossé grandissant entre les communautés qui ont accès à la technologie 3G+ et celles qui n’ont accès qu’à la technologie 2G ou qui n’ont pas de connexion Internet. Ceux qui ont le privilège de vivre dans les zones couvertes par la 3G+ pourront accéder à un large éventail de nouvelles technologies susceptibles d’améliorer considérablement leur vie – surtout si les développeurs commencent à s’intéresser aux besoins du marché de masse.

À titre d’illustration, Microsave Consulting (MSC) a travaillé sur une approche de l’agriculture de précision en Inde, qui utilise les données suivantes :

  1. La propriété foncière, le statut locatif et les cultures pratiquées (à partir des registres fonciers numériques (voir aussi « Land record digitisation-Exploring new horizon in digital financial services for farmers. Part 1 ») ou auto-déclarées lors de la distribution des subventions et des intrants ;
  2. Les carences des sols en éléments nutritifs et le dosage d’engrais recommandé (tirés du programme Soil Health Card du gouvernement indien) ;
  3. Les produits cultivés (par le biais de l’historique de la carte de crédit Kisan, des achats de semences dans les magasins d’intrants agricoles, notamment dans les sociétés coopératives agricoles primaires, et d’images prises par satellite ou par drone) ;
  4. Les engrais et les produits agrochimiques achetés (par le suivi des achats auprès des magasins d’intrants agricoles et via la plateforme gérée par les gouvernements des États) ;
  5. Les données du régime d’assurance-récolte du Premier ministre Fasal Bima Yojana (suivi des tendances météorologiques susceptibles d’avoir un impact sur les cultures par le biais de la Station météorologique automatique, des satellites et des bases de données) ;
  6. Les prix du marché et les flux entrants de produits de base (provenant du système e-NAM) ;
  7. Les données logistiques pour l’enlèvement ou la livraison des récoltes et besoins de stockage.

Ce large ensemble de données permettra aux institutions financières non seulement d’offrir des produits de crédit, d’assurance et d’épargne basés sur des informations de première qualité sur le comportement des agriculteurs, mais aussi de proposer des pratiques adaptées à chaque agriculteur en fonction de son profil. Tous les agriculteurs recevraient des rappels par le biais de SMS personnalisés et soigneusement programmés sur le moment et le type de culture et de récolte à privilégier en fonction des conditions météorologiques, de la disponibilité de l’eau, du dosage et des applications recommandés d’engrais et de produits agrochimiques. L’IA et les chat-bots spécialement conçus à cet effet enverraient ces rappels en fonction de la propriété foncière, de la santé des sols et des habitudes de culture des agriculteurs.

En outre, les agriculteurs recevront des alertes lorsque des ravageurs menacent leurs cultures. Ainsi, par exemple, en cas d’attaque de la pyrale du maïs dans un district donné, tous les agriculteurs qui cultivent du maïs dans les districts voisins recevront des alertes et des recommandations basées sur les principes de lutte intégrée, leur indiquant comment réagir. Le contrôle du respect de ces alertes, ou au moins l’achat des pesticides adaptés et l’emploi des techniques d’application adéquates, sera enregistré dans le compte en ligne de l’agriculteur ; par conséquent, ce compte, lorsque son titulaire choisira de donner accès à son contenu, fournira aux institutions financières des informations supplémentaires sur la façon dont il gère son activité.

Des systèmes similaires émergeront sans aucun doute dans le domaine de l’éducation, de la santé et d’autres domaines essentiels de la vie… mais uniquement pour ceux qui ont accès à la 3G+ et à Internet. Pas pour ceux qui sont bloqués dans le monde de la 2G ou dans un monde encore antérieur.

Ces perspectives ont naturellement des répercussions importantes pour les institutions financières qui servent ces communautés. Nous avons déjà vu des systèmes basés sur des algorithmes relativement simples utilisés pour offrir du crédit aux personnes équipées de smartphones. Mais ces systèmes seront de plus en plus sophistiqués à l’avenir et vont améliorer leur capacité à utiliser les données des clients pour prendre des décisions de crédit éclairées… et ainsi réduire à la fois les taux d’intérêt et le délai d’obtention des crédits. Les institutions de microfinance et les autres institutions qui offrent des services de prêt dans les zones rurales pourraient bien voir leurs clients à forte valeur ajoutée, qui sont souvent situés dans des zones de couverture 3G+, se tourner en partie ou en totalité vers ces prestataires de crédit digital. Ils se retrouveraient alors essentiellement à servir des clients à moindre valeur ajoutée plus difficiles à atteindre avec des systèmes analogiques traditionnels ou, au mieux, avec des systèmes 2G adaptés aux transactions mobiles.

Une solution, du moins une partie de la solution, pourrait consister à combiner les mondes 3G+ et 2G. Dans l’exemple de l’agriculture de précision ci-dessus, les données seraient téléchargées et traitées dans le magasin d’intrants agricoles, qui se trouve probablement dans une zone de couverture 3G+ et a accès à un smartphone ou à une tablette, si ce n’est aux deux. L’agriculteur recevrait ensuite ses alertes SMS personnalisées grâce à la couverture 2G de son village. Cette option s’apparente à une approche présentée par MSC dans « Les eaux bleues cristallines de l’autre côté de la fracture digitale ». De même, dans le contexte de l’inclusion financière, nous devrons peut-être faire une distinction entre les agents de vente et les agents de service, comme le suggère l’article « The Agent Profitability Conundrum in India – Time for Differentiated Agents? ». Cela permettrait aux agents de vente, qui offrent une gamme de produits et de services – peut-être aussi diversifiée que celle décrite dans « Une approche stratégique pour les réseaux d’agents des services financiers digitaux de la nouvelle génération » – d’opérer dans les zones 3G+, tandis que les agents qui effectuent des transactions basiques de dépôt et de retrait opèreraient dans des zones plus éloignées couvertes par la 2G.

Pour ces raisons, et pour une série d’autres raisons exposées dans l’article « Les fintechs peuvent-elles réellement tenir leur promesse d’inclusion financière ? », on peut, pour reprendre les mots de Jake Kendall, du DFSLab, « … affirmer que les téléphones portables basiques sont encore là pour un moment et qu’une proportion importante de personnes à faibles revenus continueront à les utiliser dans un avenir proche ». À l’heure où l’on se passionne pour les potentialités des applications technologiques, nous devons trouver des solutions pour le monde 2G et hors couverture numérique si nous voulons utiliser la technologie pour atteindre les objectifs de développement durable dans les zones rurales.

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