Cet article explique les défis que l’Inde devra relever pour passer de la sécurité alimentaire à la sécurité nutritionnelle dans le cadre de son système de distribution publique.
Mitul Thapliyal, Puneet Khanduja et Neha Parakh, janvier 2020
Cela fait plus de 30 ans que l’Inde est parvenue à l’autosuffisance alimentaire, mais il n’en a pas toujours été ainsi. Bien que le pays produise aujourd’hui de quoi nourrir l’ensemble de ses habitants, il a connu pendant plusieurs décennies des famines récurrentes. Pour faire face à cette situation, les pouvoirs publics ont renforcé le système de distribution publique pour éviter les importantes pertes en vies humaines résultant de famines à grande échelle. La distribution contrôlée et systématique de céréales a commencé pendant la colonisation britannique au moment de la Deuxième guerre mondiale. Après l’accession du pays à l’indépendance, le gouvernement a modifié à plusieurs reprises son système de distribution publique de céréales essentielles (appelé Public Distribution System ou « PDS ») pour répondre aux différents enjeux de la sécurité alimentaire : ciblage, approvisionnement, stockage et transport des céréales vers les différentes régions du pays.
À l’heure actuelle, le PDS est régi par le National Food Security Act (NFSA), qui garantit un complément de céréales alimentaires à 50 % des ménages urbains et 75 % des ménages ruraux du pays. Le PDS touche ainsi presque 800 millions de personnes dans tout le pays. Avec le NFSA, le PDS a considérablement amélioré l’accès de la population aux céréales alimentaires en couvrant une partie substantielle des besoins en céréales de la plupart des ménages les plus défavorisés. Cependant, cette amélioration de l’accès à l’alimentation est loin de correspondre à une alimentation optimale.
L’accent mis sur la sécurité alimentaire et nutritionnelle au niveau mondial
Il existe une prise de conscience croissante de cette réalité au sein du secteur du développement. À l’échelon mondial, les approches modernes de la sécurité alimentaire sont évaluées sur la base de résultats nutritionnels, et pas seulement en termes d’accès à l’alimentation. Ces programmes ont pour but de garantir une alimentation adaptée à chacun au moyen d’une approche fondée sur l’écosystème global. Par exemple, le programme « Défi Faim Zéro » des Nations Unies a pour but de garantir que chacun puisse bénéficier du droit à une alimentation adéquate, en autonomisant les femmes, en privilégiant l’agriculture familiale et en aidant les systèmes alimentaires du monde entier à devenir durables et résilients.
Des pays comme les États-Unis ont également adopté une approche holistique de la sécurité alimentaire, dans le cadre notamment du Supplemental Nutrition Assistance Program (SNAP). De la même manière, le programme d’aide alimentaire aux réfugiés administré par le Programme alimentaire mondial se focalise sur la santé, l’alimentation et aussi la nutrition. À plus grande échelle, des initiatives comme l’Indice de la faim dans le monde se concentrent sur des indicateurs de sécurité alimentaire, de nutrition et de santé pour évaluer et surveiller la faim au niveau mondial, régional et national.
Les conséquences d’une mauvaise nutrition en Inde
L’Inde n’a pas encore fait de la nutrition se première priorité. Au cours des dernières décennies, des programmes comme le PDS, le Mid-Day-Meal (MDM – repas de midi) et les Services intégrés pour le développement de l’enfant (ICDS) ont évolué pour s’améliorer à de nombreux égards. Cependant, ces efforts ne semblent pas avoir affecté de façon positive les indicateurs nutritionnels du pays. Une population sous-alimentée pèse sur la croissance économique du pays en entraînant une perte de productivité et des coûts de santé qui pourraient être évités. La Banque mondiale estime que l’Inde perd ainsi plus de 12 milliards de dollars de PIB chaque année en raison des carences en vitamines et sels minéraux de sa population.
L’impact d’une mauvaise nutrition va toutefois bien au-delà des chiffres de productivité. L’enquête nationale sur la nutrition (Comprehensive National Nutrition Survey) de 2016-18 montre que 35 % des enfants indiens âgés de moins de cinq ans et 22 % des enfants de cinq à neuf ans souffrent de retards de croissance. Le rapport constate en outre que 33 % des enfants de moins de cinq ans et 10 % des enfants de cinq à neuf ans présentent une insuffisance pondérale. Même chez les adolescents de 10 à 19 ans, il est noté que 24 % d’entre eux sont minces pour leur âge. Ces statistiques sont confirmées par l’enquête nationale sur la santé familiale (National Family Health Survey) de 2015-16. Avec des programmes aussi anciens que le PDS qui s’efforcent d’améliorer l’accès des populations défavorisées aux céréales alimentaires, qu’est-ce qui explique la persistance de ces problèmes nutritionnels ?
Identifier les lacunes des programmes nutritionnels de l’Inde
MSC s’est efforcé d’apporter des réponses à cette question. Une étude achevée en août 2019 évalue le fossé nutritionnel des ménages qui bénéficient des prestations du PDS. Elle constate qu’en moyenne, les céréales du PDS représentent environ 40 % de la consommation mensuelle effective moyenne de céréales des bénéficiaires au niveau des ménages (le terme « céréales alimentaires » désigne ici le riz, le blé, les légumineuses et le mil, qui constituent la base de tous les repas en Inde).
L’étude constate également que la plupart des segments de bénéficiaires (hommes, femmes, femmes enceintes, femmes allaitantes et enfants) ont des niveaux peu élevés de macronutriment et micronutriments de base, tels que les protéines, les matières grasses, le calcium, le fer ou l’acide folique. Il est clair que les changements opérationnels apportés au ciblage et à la portée du PDS au fil des années n’ont pas conduit à une amélioration significative des apports nutritifs des bénéficiaires. De la même manière, la contribution des programmes MDM et ICDS aux apports nutritifs des femmes enceintes, des femmes allaitantes et des enfants n’apparaît pas optimale.
L’une des raisons majeures et évidentes de cette sous-alimentation est le manque de variété du régime alimentaire. Paradoxalement, le PDS, qui fournit principalement du riz ou du blé (ou les deux) semble en partie responsable de ces habitudes alimentaires peu variées : il fixe les normes et les produits alimentaires de base qu’il distribue sont souvent les mêmes céréales que les ménages bénéficiaires cultivent pour leur propre consommation. De plus, les pratiques actuelles du PDS sont tellement enracinées dans l’esprit des bénéficiaires qu’ils sont peu enclins à accepter des changements dans les paniers alimentaires distribués par le programme. Le gouvernement de l’État de l’Andhra Pradesh a par exemple mis en place une initiative louable d’élargissement des denrées alimentaires distribuées au titre du PDS pour y inclure de la farine d’éleusine (une bonne source d’énergie, de protéines, de vitamines et de sels minéraux), des pois cajans et des arachides. L’étude de MSC révèle toutefois que la plupart des bénéficiaires évitent ces aliments et consomment uniquement le riz provenant des paniers alimentaires.
Comment l’Inde peut-elle passer de la sécurité alimentaire à la sécurité nutritionnelle ?
À la lumière de nos observations, il est clair qu’au-delà des changements d’alimentation, il est nécessaire d’intégrer des connaissances nutritionnelles aux interventions qui ont pour ambition d’améliorer les statistiques nutritionnelles. Des études réalisées dans d’autres pays sur les résultats nutritionnels à grande échelle montrent que les habitudes et les choix alimentaires sont influencés par un large éventail de facteurs, dont notamment la situation socio-économique, le profil démographique, l’ethnicité, la facilité, la publicité et même des facteurs biologiques. Il a également été démontré que la perspective de faire des économies sur les frais de santé peut influencer les choix alimentaires.
Compte tenu de ces influences, ainsi que des réalités de terrain qui facilitent l’accès à des aliments plus nutritifs et encouragent la propension à choisir ces aliments, MSC estime qu’une stratégie globale facilitera la transition de la sécurité alimentaire vers la sécurité nutritionnelle. Les professionnels devraient intégrer des modifications aux programmes existants et mettre en place des « coups de pouce » pour influencer le comportement des bénéficiaires au moyen du renforcement positif et de suggestions indirectes. Nous recommandons de combiner les suggestions suivantes :
Examinons ces suggestions plus en détail :
Quel peut être le rôle du secteur privé ?
Les recommandations ci-dessus offrent plusieurs opportunités d’implication du secteur privé. Les partenariats public-privé peuvent jouer un rôle important dans la transition vers la sécurité nutritionnelle, en rapprochant les experts, les institutions et les organisations susceptibles d’aider les pouvoirs publics à mettre en œuvre différents programmes axés sur la nutrition. Cette collaboration pourrait porter sur les aspects suivants :
Les prévisions de croissance économique de l’Inde reposent sur l’hypothèse qu’avec une population jeune, son économie continuera probablement de connaître une croissance rapide. Mais l’Inde aura du mal à concrétiser cette croissance si ses habitants sont privés des nutriments et de l’énergie qui leur sont nécessaires pour participer pleinement à la société. C’est la raison pour laquelle il est impératif que le pays optimise sa politique alimentaire pour l’avenir. Les recommandations ci-dessus pourraient guider la conception des programmes alimentaires des pouvoirs publics pour permettre au pays d’entamer sa longue marche vers la sécurité nutritionnelle.
Cet article a été initialement publié dans Next Billion le 29 janvier 2020
Laisser des commentaires